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On demande: un vendeur

Trois hivers passés, j’ai dû passer quelques jours au lit, souffrant de la goutte. Tout en m’amusant l’idée me vint de composer cette petite pièce qui est tout à fait frivole, mais par laquelle j’ai voulu préserver de l’oubli certains noms des place des alentours.


Quant aux trois personnages, le premier est un produit de mon imagination, mais les deux autres ont existé. Change-Cabane était un pêcheur des environs d’un siècle passé (je ne connais pas son vrai nom dans le moment) et Passiac, lui, demeurait à la Baie Sainte-Marie.


Ligouri Ludovic Letourneau: président d’une compagnie nouvellement fondée qui cherche un vendeur.


Jean-Pierre de Change-Cabane: qui voudrait être ce vendeur.


Passiac: le domestique de monsieur Change-Cabane.


La scène

A simple play centered around a table where Passiac sits as Mr. Letourneau enters the scene.


Une simple pièce munie d’une table où Passiac est assis quand monsieur Letourneau entre en scène.


Letourneau:

ai-je l’honneur de saluer le représentant de celui qui m’a écrit ces jours derniers à propos du vendeur que nous cherchons?


Passiac:

je ne sais trop si vraiment c’est un honneur, mais, oui, je suis cet homme-là.


Letourneau:

enchanté de faire notre connaissance, monsieur Passiac. Moi-même je m’appelle Ligouri Ludovic Letourneau, et je suis le président d’une nouvelle compagnie que nous venons de fonder. Dans le moment, je pourrais vous dire que je suis également le vice-président, le trésorier et le secrétaire de cette compagnie, en plus d’en être le président.


Passiac:

alors, vous êtes un homme à plusieurs billettes, monsieur Letourneau.


Letourneau:

d’une façon, oui. Quant au nom de la compagnie, nous avons voulu lui donner un nom qui soit propre à notre entourage. Nous l’avons appelée: La Compagnie des Arêtes de Harengs, Incorporée. Nous avons placé son bureau au Petit Madashack du Grand Lac de Pubnico; et notre numéro de téléphone est facile à se rappeler. C’est 12345678.


Passiac:

mon patron sera heureux d’apprendre ce dernier détail, car parfois il a de la difficulté à se souvenir des chiffres.


Letourneau:

hum! Dans tous les cas, voilà pour la compagnie. Moi-même je descend d’une famille tout à fait bien connue dans les environs. Mon grand-père était fils de François à Eudes Dulain qu’on appelait communément Tâchine. Alors mon grand-père a toujours été connu sous le nom de Frac à Tâchine. Le vieux Dulain venait de France et avait combattu dans les armés de Napoléon.


Passiac:

vous me dites pas.


Letourneau:

ah, oui! Il ne faut pas oublier, monsieur Passiac, que beaucoup de ces hommes de France qui vinrent s’établir en notre pays dans ces temps-là avaient combattu sous Napoléon. On peut en nommer plusieurs. Il y avait le vieux Jacques de Villers qui s’était d’abord au Haut du Lac, puis ensuite à la Butte des Comeau. Il y avait François d’Auteuil qui, lui, alla s’établir en arrière de Concessions, au comté de Digby. Il y avait Louis Lefèvre, surnommé «Piflet», ainsi que Jean-Marie Blanchard, tous deux du Haut du Lac. Il y avait encore Philibert Jacquard de Quinan, et bien d’autres. Tous ces hommes, je le répète, avaient combattu sous Napoléon, et on dit même que le grand général français avait déclaré un jour que si tous ses soldats avaient été des Dulain, des de Villers, des d’Auteuil, des Lefèvre, des Blanchard, il n’aurait pas perdu la bataille de Waterloo.


Passiac:

c’est incroyable!


Letourneau:

voici pour mon côté. Et puis, votre patron, monsieur de Change-Cabane, d’où vient-il?


Passiac:

voilà une question qu’il est difficile de répondre, monsieur Letourneau. Il ne le sait pas lui-même. Mais je crois qu’il y eut un temps de la noblesse dans sa famille.


Letourneau:

pourquoi dites-vous ça?


Passiac:

à cause de la longue litanie de noms qu’on lui avait donnée. Nous autres, nous l’avons toujours appelé Jean-Pierre de Change-Cabane, mais, d’après son baptistère, son plein nom devrait être: Onésime, Joshué, Chrysostome, Magloire, Eustache, Casimir, Égide, Nazaire, Cyprien, Avite, Zozime, Jean-Pierre de Change-Cabane.


Letourneau:

monsieur Passiac, le prêtre qui a baptisé cet homme-là a dû avoir un bon souffle.


Passiac:

mais comprenez bien, monsieur Letourneau, qu’on s’est vite défait de toutes ces filantaines-là.


Letourneau:

bon, maintenant passons à notre besogne. (Les deux s’assoient à la table). Monsieur Passiac, je vous ai entendu dire tout à l’heure que votre patron n’était pas très fort sur la mémoire. Mais peut-il lire?


Passiac:

peut-il lire? Mais, monsieur Letourneau, non seulement il est capable de lire, mais il peut lire n’importe comment.


Letourneau:

n’importe comment. Qu’entendez-vous par ces paroles?


Passiac:

et bien, voici. Un jour qu’il s’en allait sur le train, mon patron se mit à lire un journal qu’on venait de lui passer. Un gros bonhomme qui était assis à ses côtés s’aperçut qu’il tenait le journal à rebours, c’est-à-dire la tête en bas, et il ne put s’empêcher d’en faire la remarque à monsieur de Change-Cabane. Savez-vous qu’est-ce que mon patron répondit?


Letourneau:

non.


Passiac:

il répondit que n’importe quel fou pouvait lire de l’autre façon. Alors vous voyez bien que mon patron peut lire n’importe comment.


Letourneau:

(à côté) j’en doute un peu. Voilà pour la lecture. Peut-il parler en public?


Passiac:

monsieur Letourneau, vous n’avez jamais vu une langue si affilée, ni une personne qui pouvait parler si longtemps sans rien dire. Un jour, il adressait la parole à un groupe de personnes et avant d’arriver à la moitié de son discours voilà que la moitié du monde dormait. Pourtant, quand il eut fini son discours, tous se levèrent et l’applaudirent pour au moins dix minutes, comme s’ils avaient tout compris. Ce n’est pas tout le monde qui peut faire ça, vous avouerez.


Letourneau:

ça c’est une chose que l’on verra. Autre chose, votre patron entend-il comme il faut? En d’autres mots, a-t-il de bonnes oreilles?


Passiac:

je ne sais si elles sont bonnes, mais je sais qu’elles sont grandes. Du moins, elles l’étaient pendant un certain temps. Je vous le dis, monsieur Letourneau, on n’avait jamais vu de pareilles oreilles.


Letourneau:

et quelle en était la cause?


Passiac:

les oignons.


Letourneau:

les oignons!


Passiac:

oui, les oignons. Je vous le dis, monsieur Letourneau, monsieur de Change-Cabane pouvait s’asseoir à une table avec un panier d’oignons à ses côtés et manger ça comme du fruit. Et quelle senteur d’oignons partout dans la maison! On ouvrait une tirette, ça sentait les oignons. On descendait à la cave, ça sentait les oignons. On montait au grenier, ça sentait les oignons. Je vous le dis, monsieur Letourneau, j’en étais tellement écoeuré que j’en rêvais.


Letourneau:

n’y aurait-il pas eu moyen d’arrêter ça?


Passiac:

oui, un beau jour j’y ai mis le holà. Le voyant entrer encore une fois avec un plein sac d’oignons sous son bras, j’ai couru à la porte et lui ai dit: «Monsieur de Change-Cabane, si vous faites un autre pas dans la maison avec vos oignons vous allez voir une paire de talons voler à travers cette autre porte, et les talons que vous verrez ce sera les miens».


Letourneau:

et il vous a écouté?


Passiac:

oui, l’histoire des oignons a fini là et les oreilles de mon patron ont repris leur forme ordinaire. Bien plus, maintenant, j’ai peur qu’il va entendre trop bien.


Letourneau:

monsieur Passiac, vous êtes un homme plus rusé que je ne le pensais. Une dernière question, maintenant. Votre patron, est-il un homme fiable devant un secret?


Passiac:

monsieur Letourneau, si je comprends bien votre question, vous voulez savoir si mon patron serait peut-être un panier percé.


Letourneau:

qui est-ce qui parle de paniers? Je vous ai simplement demandé si votre patron pouvait tenir un secret.


Passiac:

et moi je vous réponds que nous disons la même chose tous les deux, car dans le vieux temps une personne qui ne pouvait pas tenir un secret on l’appelait un «panier percé».


Letourneau:

mille excuses monsieur Passiac, comme vous le constatez, je ne suis pas beaucoup étudié dans les expressions du vieux temps. Dans tous les cas, qu’est-ce que vous en dites?


Passiac:

mon opinion est que vous n’avez rien à craindre de ce côté-là.


Letourneau:

pourquoi en êtes vous si sûr?


Passiac:

parce que vous pouvez confier n’importe quel secret à mon patron et ce secret restera enterré dans sa mémoire pour le reste de ses jours. Ne vous ai-je pas dis qu’il oubliait facilement?


Letourneau:

savez-vous, monsieur Passiac, que je trouve vos réponses excessivement difficiles à juger. Vous attribuez une qualité à votre patron et presque du même souffle vous le niez. Comment voulez-vous que je parvienne à balancer ma tablette des avantages contre celle des désavantages si vous persistez à parler ainsi?


Passiac:

que voulez-vous, monsieur Letourneau, c’est comme ça que je suis fait. Et puis, si vous voulez bien m’en donner la permission, je pourrais régler votre question en deux minutes.


Letourneau:

bon là; parlez, je vous écoute.


Passiac:

c’est bien simple. Prenez mon patron pour votre vendeur et je vous garantis qu’il durera aussi longtemps que votre fameuse compagnie.


Letourneau:

(ce dernier, un peu renversé par cette soudaine déclaration, balbutie quelques mots puis ajoute): très bien, monsieur Passiac, j’accepte votre solution. (Les deux se lèvent et se donnent la main).


Passiac:

savez-vous, monsieur Letourneau, que vous ne m’avez jamais dit quelle sorte de marchandise vous alliez fabriquer.


Letourneau:

quelle marchandise?…des pend’oreilles!


Là-dessus, monsieur Letourneau va pour sortir, mais tout-à-coup revient sur ses pas pour dire à Passiac: «Vous direz à votre patron qu’il arrive à nos bureaux pas plus tard que six heures demain matin et qu’on va lui payer une pièce l’heure.» En entendant ces mots, monsieur de Change-Cabane tombe en défaillance.

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